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2 juillet 2009 4 02 /07 /juillet /2009 19:32

Texte de Stéphane Prat, tenancier, comme il se définit lui-même, du blog L'esquive du manchot-épaulard.


Main-Dans-Le-Sac ne se distrayait plus qu'en faisant peur aux adolescentes qui passaient devant son banc. Quand il jaugeait en elles les femmes qu'elles deviendraient, il trouvait soudain très comique la puanteur qu'il dégageait, sa veste maculée de pisse et de rouquin, sa pogne folle et ses mouvements incontrôlables, comme s'il eût présenté sous un angle particulièrement réaliste l'amour qui attendait ces adolescentes. Il vit instantanément en moi quelqu'un avec qui parler.

Veuillez m'excuser monsieur... Auriez-vous cinq minutes à m'accorder, j'ai soudain envie de parler de choses et d'autres...

Main-Dans-Le-Sac me préparait déjà une petite place sur son banc, il me l'époussetait, la colonne vertébrale d'équerre, près pour la conversation.

« En tout bien tout honneur, évidemment...

J'étais aussi bien, accompagné ici, que seul ailleurs. Je m'installai.

Le plus souvent, on regardait les murs de Saint-Malo, devant nous, disparaître avec le ciel azuré, rouge, vert flamboyant. Main-Dans-Le-sac parlait peu et pourtant tellement. Au trou, il est si naturel d'être poète. Les ombres qui progressaient sur la Digue des Bas Sablons, à Saint-Servan/mer, lui étaient atroces.

On ne repérait pas le moindre mouvement sur ses lèvres. Elles seules au contraire étaient immobiles, le reste de son corps poursuivant les mouvements vagues et incessants déclenchés par sa main détruite quand il en dépliait de force les articulations foutues ou en recroquevillait les cicatrices, énormes, comme on n'en conçoit qu'en bandes dessinées, qu'il m'exhibait sur la cuisse sans couleur de son falzar, en tournant le pied autour de sa pointe, dans un mélange de fierté et de pitié pour lui-même.

Il n'en finissait pas de résumer : accident, main dans le sac, incapacité de travail, bibine, coups de mou, reproches, coups de gueule, ripostes, coups de genou, divorce, coups de sonnette, chuchotements, des pas dans la cage, énervés, grinçants, des pas de revenants, loyers impayés, débarras à la cloche de bois, bibine, toilettes publiques, banc, Bas Sablons, banc, toilettes publiques, bibine, inconscience, nettoyage municipal, ombre enragée et retour aux grelottements sous le soleil, seul, le banc toujours, l'oseille obsédant des passants obscènes et l'éclaircie providentielle des adolescentes, leurs airs de saintes, leurs silences de saintes, leurs discussions cruelles et leurs pouffades si tordantes, un vrai répit, les gogues publics encore, et il m'en passait...   

Il n'avait pas un passé de chômeur, loin s'en fallait. Les boursouflures de sa récente et vertigineuse descente en enfer n'avaient pas encore totalement masqué le vieillissement lent et prématuré dû au turbin. On apercevait encore, sous la crasse et les tremblements, le bleu roi de sa veste de costard, cassé d'un fin velours un peu plus sombre. Sa chemise grège, une fois défroissée et nettoyée, devait s'assortir discrètement, entre les tons de la veste et la toile claire de son futal dont la merde et le soleil avaient enfoui la couleur. Avec une imagination moyenne, on pouvait encore apercevoir en lui l'employé modèle ou même le petit patron exemplaire, un être discret et intègre. Il y avait encore de la décision dans ses yeux vitreux. Ce serait bien le diable s'il ne trouvait, par le biais de ce passé irréprochable, le moyen de percevoir de l'Etat de quoi se sustenter plus poétiquement. Je lui expliquai donc comment percevoir l'aumône gouvernementale sans s'engager à remercier le généreux Etat français par un travail fictif, sans mendier.

Pensez... On m'a même recalé pour le R.M.I*, trop de biens paraît-il... Je n'ai pourtant que la coque d'un huit mètres. Il est là-bas, au ponton A. On m'en a vidé dix fois ce mois-ci... Rapport à mon ex-femme, on y a mis les scellés... Je suis cuit...

Essayez aux Assédics, monsieur, on vous verserait peut-être une allocation de solidarité... Moi-même je viens d'obtenir l'accord...

Ah bon, vous aussi.

Main-Dans-Le-Sac se montrait soudain étrangement méfiant. Il ne doutait pas que j'aie dû affronter des difficultés matérielles ou affectives comparables aux siennes, mais la façon dont je les surmontais ne lui plaisait pas. Il flairait le fraudeur. Mon absence de morale républicaine le refroidissait subitement. Il collait sa mauvaise fortune sur le dos de ma sérénité pourtant très relative. Pensez-donc ! J'en avais encore pour trois semaines avant de palper mes premières ASS** et huit supplémentaires avant d'intégrer un appartement brestois. Je ne savais évidemment pas où j'allais nicher cette nuit-là, à Saint-Malo. Un voyage plutôt cocasse, en plein mois de mai, bronzé comme un skieur de fond !

Je sentais encore dans mon gosier le passage de toutes ces couleuvres qu'on vous fait avaler avant de consentir à vous laisser survivre, les sermons républicains et autres poncifs solidaires qu'on paraphe fatalement en apposant sa griffe au bas d'un contrat d'insertion. J'avais même renoncé au R.M.I, tellement on m'avait mis les grappes, et préféré me décarrer de la mère Nation aux forceps. Et ce n'est qu'après deux ans de menus travaux et une discussion de quelques mois avec moi-même, que je faisais mon retour dans le giron républicain et remplissais la demande pour l'A.S.S. Un dossier haut comme celui de Dutroux ! J'en prendrais pour huit ans, trois romans, des récits en masses, un Artichaut de Bruxelles et quelques tiroirs d'aphorismes. De quoi me payer des loisirs fort lucratifs : déménageur, livreur de pianos, vendeur occasionnel de livres d'occasion, distributeur de presse, correspondant de presse. C'est ce qu'on appelle de la clandestinité échevelée, non ? ! De la Fainéantise haut de gamme... Quelle croisière ! 

Mais Main-Dans-Le-sac se taisait, dubitatif. Le travailleur en lui se rebellait devant le destin d'assisté que je lui laissais entrevoir. Avoir cotisé à dieu sait quoi pour des prunes, pendant toutes ces années, pour croupir dans des gogues publics, dans ses propres déjections, ça ne passait évidemment pas. Je lui reconnaissais l'excuse de la chute, moi qui n'étais pas tombé de bien haut... Mais il charriait tout de même un peu, non ? ! Il restait parfois plusieurs jours sans être véritablement regardé, il n'osait même pas faire la manche, et pourtant il continuait de plaindre ce système contraint de nourrir les crevards dont il broyait les restes humains. S'il invoquait la fatalité ou le coup du sort, c'était pour trouver au corps social les excuses qu'il refusait au sien ! On tombe parfois si bas qu'on finit par se regarder de haut...

Je n'insistai évidemment pas et me levai.  Main-Dans-Le-Sac me demanda une cigarette comme je prenais congé. Je lui donnai de quoi s'en acheter un paquet et s'en jeter quelques uns au comptoir du Bar de la plage, enfin ce qu'il voulait et où bon lui semblait. Et nous nous quittâmes très heureux de nous quitter.

 

R.M.I : Revenu Minimum d'Insertion

A.S.S : Allocation Spécifique de Solidarité. Sensiblement du même montant que l'aumône précédente, elle nécessitait nullement l'intervention d'un travailleur social. Tous les six mois, un employé de l'A.N.P.E s'inquiétait simplement de vérifier que vous étiez encore en vie. Mais depuis janvier 2006, les choses ont changé. Et chaque mois, l'allocataire doit se présenter au rapport, un « suivi mensuel personnalisé » s'est mis en place. Il y a vraiment trop de travail dans ce pays ! Le gâchis est trop criant !

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15 juin 2009 1 15 /06 /juin /2009 14:44

Texte de Charlotte Monégier



— Allez-vous-en !

Je regarde la vieille dame de travers. J’essaie de prendre mon air le plus méchant qui soit, en arquant mes sourcils à quatre-vingt-dix degrés. Celui qui fait souvent peur à ma femme lorsqu’elle me bouscule un peu trop vite le matin pour avaler ses tartines brûlées. Ou qu’elle me réveille en pleine nuit parce qu’elle a envie de faire l’amour et que moi, j’ai besoin de sommeil. Je me dis qu’avec cette centenaire, la réaction devrait forcément être plus violente. Mais elle ne décolère pas. Accrochée à son parapluie rouge, elle prend pied sur mon banc. Ses mocassins tordus s’enfoncent dans la pelouse comme s’ils avaient toujours été là.

— Je vous demande de partir, madame.

C’est à son tour de m’observer cruellement. Je peux discerner quelques touffes de poils au-dessus de sa lèvre supérieure. Elle plisse les paupières avec délicatesse, se racle la gorge, recule la tête d’un mouvement extrêmement rapide et me crache dessus. Ecœuré, je recule d’un pas.

— Ecoutez, petite séculaire, ici c’est ma place, d’accord ? Je viens tous les jours à la même heure. Et vous devriez le savoir puisque vous habitez le quartier. Ce n’est pas la première fois que je vous vois.

Aucun mouvement. Je m’approche lentement, écarte les bras en grand pour l’effrayer un peu plus encore. En vain. Elle place maintenant son pébroque entre ses jambes dans l’intention, sans doute, de m’attaquer avec si je continue à insister. Mais je n’abandonne pas. Derrière moi, déjà, je peux entendre le générique. La boutique a ouvert ses portes en grand, c’est le moment, ça va commencer. Et je ne suis toujours pas assis. Je jette un œil à droite, puis à gauche. Mais les autres places sont occupées. Un couple s’embrasse fougueusement par là, sans faire attention à ce qui passe autour eux. Un peu plus loin, trois adolescents boutonneux échangent des cartes colorées en rigolant comme des benêts. Et derrière, une femme enceinte berce un autre enfant dans une poussette gigantesque et pleine de jouets. Non. Je ne peux pas m’attaquer à ceux-là. Il n’y a qu’elle, cette vioque, fragile et presque déjà morte, que je peux détrôner.

 

Sur ma montre, il est treize heures cinq. La musique a laissé place à la voix de John, mon présentateur fétiche. Elle arrive jusqu’à mes tympans, pénètre ma couche épithéliale après avoir crevé mes fibres de collagène et la muqueuse respiratoire qui recouvre toute mon oreille moyenne. Les vibrations sont là. Je les sens, je les entends. Mais à mon plus grand désespoir, je ne peux pas voir l’image qui s’y rapporte. C’est insupportable. Je serre les poings, énervé, déçu, et là, je vois ma voleuse sourire bêtement en admirant le journal télévisé de John. Bonjour… Et le spectacle débute. Il raconte qu’il y a eu un viol dans le sud de la France. Il parle d’une gamine de quatorze ans. Je pousse un cri de douleur à l’idée de ne pas pouvoir apercevoir le visage de la victime. Puis c’est au tour des enseignants. Une manifestation ! C’est ce que je préfère ! Et je loupe tout, à cause d’elle.

— S’il vous plaît, madame… Laissez-moi votre place... Je vous en supplie !

Je suis maintenant agenouillé devant elle. Les mollets dans la boue et les deux mains jointes. Mais elle ne fait plus attention à moi. Elle fixe la dizaine de petits écrans qui se partagent l’espace du magasin de hi-fi. Alors je me retourne. Mon journaliste adoré nous quitte déjà. Il lance un dernier reportage sur l’élevage des œufs d’escargots en Lorraine. Un met qui remplacera très bientôt le caviar, conclut-il, tout sourire. L’ancêtre, toujours accoudée à son parapluie, bave de faim. Ses iris sont jonchés de peaux molles qui lui barrent la vue, si bien que je n’en distingue pas la couleur. Peut-être que si je crie très fort elle en mourra sur place ? Une crise cardiaque est si vite arrivée. Mais avant de passer à l’acte, je tente une dernière argumentation.

— Vous savez, le banc est une chose publique. C’est comme la République : c’est à tout le monde.

— Et comme John, répond-elle tout bas. C’est un artiste et l’art est public, non ?

— Je suis d’accord. C’est un artiste. Du moins, il me permet d’avoir quelque chose à raconter à ma femme le soir, quand je rentre de mon travail minable. Vous savez, je suis comptable pour une petite entreprise, et mon épouse, elle n’aime pas trop les chiffres… Ah ça, non. Alors tous les jours, je viens ici. Je m’assois devant cette boutique, face à cette multitude d’écrans en vente, et j’écoute les infos pour me tenir au courant…

Je lui lance un regard soudainement dubitatif, avant de reprendre :

— Mais où voulez-vous en venir exactement lorsque vous dites que l’art est public ?

— Eh bien… Vous auriez simplement pu vous asseoir près de moi. On aurait partagé cet espace, si réduit soit-il, fait-elle en agitant la main le long du banc vert. Vous auriez vu ces charmants escargots, vous auriez appris des tas de choses à votre femme.

Elle se lève difficilement. J’entends ses os craquer un à un.

— Mais surtout, poursuit-elle, ça m’aurait évité de vous cracher dessus. 

Elle s’en va à petits pas, courbée à quatre-vingt-dix degrés comme mes sourcils. Demain, elle ne sera peut-être plus là. C’est certain, même.

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19 février 2009 4 19 /02 /février /2009 13:14

A l'occasion de la sortie en librairie du dernier ouvrage de Marc Villemain, Et que morts s'ensuivent aux éd. du Seuil, nous publions ici la nouvelle qu'il avait fait paraître dans Short satori, aux éd. aNTIDATA en 2007. Marc Villemain est aussi à l'origine du blog Les 7 mains, cahier d'exercices que se partagent 7 auteurs au rythme d'un auteur par jour.

M. parvint à se réveiller in extremis. Il sauta du lit, se précipita au fond de la chambre, et désamorça le système avant qu’il ne s’ébranle. Son fonctionnement, pyramidal, était tout à fait classique : chaque cellule individuelle de chaque immeuble d’habitation était dotée d’une alarme photomagnétique qui retentissait au diapason de l’alarme centrale, laquelle dégorgeait dans la ville au moyen d’amplificateurs positionnés tout en haut de pylônes eux-mêmes reliés au pôle émetteur du Mirador – nom usuel donné au bâtiment qui abrite les activités de la sécurité gouvernementale. Chaque matin à cinq heures quinze, donc, sur l’ensemble du territoire national et pour une durée de cent quatre-vingt quinze secondes (soit la durée exacte de l’allocution présidentielle qui institutionnalisa le changement de régime), les sirènes éveilleuses de l’État recouvraient tout autre indice sonore connu – timbre, grésillement, frottement, éclat, mélopée, résonance, grincement, miaulement ou autre sanglot. M. esquissa un sourire : pour le quatrième jour consécutif depuis l’entrée en vigueur du dispositif d’éveil, son horloge biologique avait réussi à anticiper sur le déclenchement de la sonnerie horaire légale. Ainsi parvenait-il à atténuer les désagréments physiques et psychiques consécutifs à la « stridulation de sécurité », selon l’expression consacrée par le législateur. Les stores abaissés et l’habitude aidant, ladite stridulation en provenance du dehors ne le faisait plus guère souffrir : preuve qu’on s’habitue à tout, que tout est question d’expérience et de vigueur morale. De la rue, le pas cadencé des Éveilleurs se répercutait de façade en façade, et avec lui le faisceau des torches qui s’écrasait sous l’épais plancher de l’ozone. Le groupe, quoique armé, ne suscitait guère de craintes dans la population, ses équipes étant pour la plupart composées de gamins en échec scolaire, de jeunes retraités bénévoles ou d’anciens marginaux soucieux de conquérir quelque dignité matérielle. On ne leur connaissait d’ailleurs que fort peu d’exactions et, lorsqu’il y en eut, elles étaient surtout motivées par des logiques tout à fait étrangères à leur mission – le plus souvent quelque vengeance personnelle afférente à des affaires datant d’avant l’application des nouvelles règles de sociabilité. Reste que les Éveilleurs suscitaient au sein de la population une certaine forme de mansuétude amusée – d’aucuns, sourires en coin, avaient d’ailleurs trouvé plaisant de les affubler du sobriquet de « Nouveaux Coqs ».

 

Naturellement, le ralliement à une telle ambition civilisationnelle nécessita un peu de temps : il y eut des récalcitrants. Ceux-là furent pourtant moins nombreux et résolus que ce que l’on eût pu craindre. Un temps, M. fit d’ailleurs partie de ces groupes, lesquels étaient au fond si peu convaincus de leur propre utilité qu’ils s’étaient d’eux-mêmes regroupés sous la bannière des « quichottiens », ultime trace sans doute d’un esprit de dérision très fin de siècle. Toujours est-il que lesdits quichottiens attestèrent à l’époque d’une opiniâtreté certaine dans la lutte, parvenant à réintégrer dans l’usage commun quelques règles de l’ancienne bienséance bourgeoise, à faire rétablir l’enseignement de la littérature classique dans certaines écoles et libérer de prison quelques fumeurs indisciplinés, et même à dépénaliser la possession d’un réveille-matin individuel. Avec le temps, M. et la poignée de ceux dont il partageait les convictions cédèrent pourtant du terrain, admettant finalement que les mutations enregistrées par le climat dans le courant du vingtième siècle, qui avaient réduit les périodes de lumière naturelle à quatre heures par jour, contraignaient à modifier radicalement les rythmes biologiques et sociaux de l’humain. Il y avait à cela de très suffisantes raisons de santé publique et de productivité industrielle, mais les quichottiens avaient surtout fini par admettre l’urgence d’enrayer les mutations génétiques que ne manquerait pas d’entraîner la tombée progressive de la nuit sur terre, et dont tout attestait qu’elles finiraient par conduire le genre humain à son extinction. Un document officiel, émanant des principaux organismes de surveillance internationaux et sobrement intitulé « L’Homme dort trop », faisait d’ailleurs autorité : c’est sur la base de ce document que les principales sociétés humaines purent s’engager sur une voie enfin révolutionnaire. Nonobstant les apparences, rien, dans l’organisation sociale collective, n’était pourtant fondamentalement ni radicalement neuf : tout existait déjà dans la société pré-totalitaire française du tournant des vingtième et vingt-et-unième siècles, lorsque s’amorça le glissement qui permit aux anciennes puissances occidentales d’instaurer un contrôle social total – les grandes régions de fondamentalisme religieux jouissant en l’espèce de quelques longueurs d’avance. Moyennant quoi, cette époque de ce qu’on a appelé le « virage français » était chaudement commémorée par le gouvernement, qui, non sans raison, considérait qu’elle contribua plus que toute autre à désaliéner les hommes des artifices idéologiques et autres arguties métaphysiques, causes de division entre les différentes communautés humaines. Pour l’essentiel, il avait donc suffi aux autorités de systématiser les anciennes velléités et de leur donner le lustre d’une philosophie morale susceptible d’être adoptée par l’humanité dans son entier. Ainsi naquit notre humanisme, enseigné dans les meilleures écoles de management politique sous le nom de syncrétisme transhumain hygiénique organisationnel, philosophie qui fonde pour longtemps les grands préceptes de notre civilisation – pour longtemps et, espérons-le, pour les siècles des siècles.

 

Du fait de son statut d’ex-quichottien repenti, M. était soumis à un régime de surveillance qui, de facto, lui permettait surtout de jouir d’une protection plutôt appréciable : certains partisans un peu trop zélés du régime considéraient en effet ces convertis d’un mauvais œil, doutant de leurs intentions et de la sincérité de leurs ralliements. Aussi, à l’instar de n’importe quel individu autrefois placé sous le régime classique du contrôle judiciaire, M. devait-il signaler régulièrement sa présence au commissariat de police et se conformer à la procédure usuelle de thérapie psychique ; quant à son bracelet de traçage électronique, sa portée avait simplement été accrue afin d’être opérationnelle sur un rayon de quatre cents kilomètres, quand ceux que porte Monsieur Tout le Monde n’étaient opératoires que sur un rayon de cinquante. Une fois ingurgité le petit déjeuner lyophilisé fourni sur un plateau à chacun des administrés du régime, et après avoir réceptionné les consignes officielles sur sa messagerie électronique, M. endossa la parka étanche réglementaire, quitta son lieu de vie individualisé et se mit en marche vers le commissariat (ce lundi était jour de pointage). C’est en descendant la rue, où résonnait encore la talonnade apaisante des Éveilleurs, qu’il réalisa combien il lui était malaisé de s'accoutumer aux nouvelles arêtes qu’avaient peu à peu pris les contours de la lumière naturelle. La clarté radieuse de son enfance, cette clarté sincère qui déployait son lin sur les monts, les vallées et les plaines, qui scintillait sur les tuiles humides des maisons, sur la corolle des pétales de tournesol et sur la dernière écume de la vague s’essoufflant sur les algues miroitantes, cette clarté-là n’était plus : une toile d’ombre lui faisait obstruction, toile qu’un projecteur aurait comme éclairée de derrière – ainsi, au théâtre, pouvons-nous deviner, en arrière du lourd rideau rouge qui tarde à se lever, de sombres silhouettes qu’agite quelque conciliabule ésotérique. La lumière n’était pas même tamisée – de ce tamis au centre duquel il aimait installer cette jeune femme qui, jadis, le laissait la dévêtir entièrement, nimbée seulement de cette couleur d’ocre et de terre que la lumière prenait parfois lorsqu’elle s’éclipsait sur le point du jour. Non, la lumière, aujourd’hui (« mais depuis combien de temps ? » songea-t-il), cette lumière tombait en masses opaques et térébrantes, ou à la façon d’agrégats acides, indigestes et sirupeux. La révolution climatique avait été à ce point brutale que les organes humains de la vision n’avaient pu encore apprivoiser les nouvelles frontières de l’espace, ses formes, ses contours, ses liserés fuyants, son épaisseur même, ce halo aléatoire qui ornait et atténuait les objets, les paysages, les visages. Voilà à quoi songeait M. en marchant, qui en oublia de conserver à son visage le sourire de rigueur, et à son corps la démarche allante et nette qui attestait de la transparente intégration des citoyens à la communauté moderne – comme si le passage à un monde définitivement ombreux allait de soi, ou ne faisait que continuer l’ancien monde baigné de sa plénitude solaire. Ce relatif oubli de soi, syndrome après tout excusable d’une sentimentalité propre à notre genre et à laquelle le temps seul peut remédier, marqua pour M. le début d’une phase sinistre dont il ne connaîtrait en vérité jamais la fin.

 

Le commissaire le connaissait bien, et pour cause. Affectant une jovialité de bon aloi chez un fonctionnaire de la nouvelle société hygiénique organisationnelle, le bel homme costumé tendit une main gantée d’un lycra couleur chair qui moulait jusqu’à la moindre scorie cutanée. Ce gant était le privilège des agents de la fonction publique, par statut et mission davantage exposés à la population, donc à l’ensemble des bactéries que le Programme national de purification avait commencé d’extirper. M. la saisit en retour, affichant lui aussi cette forme particulière et maîtrisée de l'empressement qui permet que se noue le lien social fondamental de la communauté. Ici étaient regroupés les principaux postes de commandement de l’ensemble des divisions sécuritaires de la nation : au beau milieu d’un vaste couloir immergé dans sa blancheur électrique, un jeu de pancartes indiquait le bon couloir à emprunter, selon ce que le visiteur était venu chercher : Division des redresseurs de lumiÈre, Faiseurs de faisceaux, Activeurs de sonoritÉs, Extincteurs d’intimitÉs, Mobilisateurs de bravitude, Caste des Éveilleurs – tous corps de métiers créés dès les premières heures de la nouvelle ère, et qui en matérialisaient la toute-puissance. L’échange fut on ne peut plus courtois, quoique, ce qui est assez naturel au fil du temps, non exempt d’un certain caractère mécanique. M. parapha les attestations habituelles avec un naturel qui ne le surprenait plus (« qu’il est doux de se sentir bien », songea-t-il), et que le bon commissaire jugeait d’un œil souverain et favorable – vieux tropisme qui, disait-on, l’inclinait à accorder son pardon plus facilement que de raison. Dans un tel cadre, et alors que le contexte, la bonne volonté civique de M. et la relative bienveillance du commissaire permettaient d’envisager l’avenir avec quelque sérénité raisonnable, son erreur fut proprement irréparable. Sentant qu’il se réintégrait plus tranquillement que ce qu’il avait conjecturé, et peut-être trop assuré de sa réussite, il entreprit, une fois accomplies les formalités attachées à son statut, de sortir un petit écrin en jade de la poche intérieure de sa parka étanche réglementaire, d’un coup d’ongle exercé d’en déverrouiller le fermoir dans un claquement sec, puis d’en extraire une cigarette qu’il tapota d’abord avec moult désinvolture sur le rebord du bureau (sans doute afin d’en tasser le tabac), et qu’il alluma finalement, comme si de rien n’était. Le temps, le bâtiment, la vie même, s’étaient comme arrêtés sur ce geste qui ne symbolisait plus rien depuis de fort nombreuses années déjà, si ce n’est une très ancienne déviance que, non sans quelque légitimité, d’aucuns pensaient amplement neutralisée. Le commissaire lui-même, pourtant aguerri et médaillé en conséquence, ne parvint à dissimuler l’instant de flottement ontologique qui l’étreignit. Honneur de sa corporation et gardien vigilant de l’ordre public, il se ressaisit pourtant et, alors que s’amplifiait l’écho de la talonnette des Eveilleurs rentrant au casernement, passa fissa les menottes à M., qui, alors même qu’il recrachait la fumée et affectait à ce geste une lenteur solennelle, sembla soudain prendre conscience de l’énormité de son acte. Dans son infinie clémence, la nouvelle ère ne le condamna pourtant qu’aux trente jours réglementaires de détention – d’aucuns arguant de son ancien militantisme quichottien pour exiger du ministère public qu’il durcît la peine.

 

En prison, M. s’était rapidement convaincu de sa faute – et ne se la pardonnait pas. Croisant le commissaire, il lui adressa en sortant un regard dénué de toute rancœur, de toute disposition perplexe ou simplement équivoque ; un regard éclatant de contrition, qu’animait seulement le désir de regagner le chemin de la normalité hygiénique et organisationnelle. Il retrouva donc la rue, cette même rue qu’il avait parcourue un mois plus tôt en sens inverse, et, affaibli par la pénitence, alangui sans doute par le sentiment de la liberté recouvrée, entreprit de la remonter lentement jusqu’à la cellule individualisée de son immeuble. La lumière lui semblait tout aussi étrange qu’à l’aller – d’autant plus étrange en vérité que les cellules d’internement étaient nuits et jours éclairées par de formidables néons jaunes et maladifs. Mais la prison n’expliquait pas tout. Clairvoyant, l’esprit de M. empruntait toutefois des voies détournées, battant la chamade et dérivant en de brefs instants vers des astres depuis longtemps éteints. Face à lui, sur le même trottoir recouvert d’une nappe de plastique luisant, venaient une mère et son fils qui le regardaient bizarrement – de ces airs en biais par lesquels se manifestent d’ordinaire l’anxiété, ou le doute, ou le sentiment de l’étrangeté, peut-être de la pitié. M. constatait ce qu’il suscitait, mais rien, dans sa démarche ou son comportement, ne semblait pouvoir l’expliquer. Il marchait, il marchait normalement, paisiblement, sachant très bien où il allait, et il avait même figé le sourire de rigueur sur sa figure. Donc, ils se croisèrent. M. fit un large sourire à l’enfant tout en lui tendant une de ces friandises qu’il avait coutume de mâchouiller pour lui-même dans les moments de pause. Ce qui devait advenir advint : la mère le gifla et hurla pour appeler les secours. Tandis qu’une cohorte d’Éveilleurs patrouillait dans le sens inverse, marchant dru et claquant talon, aussitôt un attroupement se forma, où certains reconnurent l’ancien quichottien prosélyte. Une jeune femme au beau visage, si beau qu’on aurait pu le croire découpé dans l’ovale d’une rose, parlait avec humeur et disait qu’elle aussi l’avait reconnu, qu’il lui avait même tenu la porte, il y a quelques semaines, dans un grand magasin. Tollé, rumeur qui enfle, esclandre : les autorités se frayèrent un chemin jusqu’à M. et le ramassèrent, prostré, grelottant, mastiquant le papier du bonbon qu’il avait offert au petit garçon.

 

Il fut intégré dans les rangs des Éveilleurs après un long séjour en hôpital psychiatrique pénitentiaire, vivant de compassion et d’expédients et jouissant d’une petite cellule individualisée dans un bâtiment de la périphérie. Le ministère public l’a autorisé à prendre soin d’un petit chien auquel il a donné le nom de Thanatos – parce qu’il était le frère jumeau de Hypnos, qui, seul, parvint à endormir Zeus. Il déambule souvent, à pas d’heure, hasardant sa marche jusque dans les rues les moins éclairées de la ville, d’un pas qu’alourdit parfois, et parfois jusqu’à la chute, le souvenir des mondes qui ont chu.

 

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19 janvier 2009 1 19 /01 /janvier /2009 00:00
texte de Rodolphe Bléger


Le métro n'arrivait toujours pas. La foule emplissait le quai jusqu'à l'intolérable. Les gens s'agglutinaient, se bousculaient pour se rapprocher le plus possible du bord, n'hésitant pas à mordre sur la ligne blanche, l'air absent, chacun jouant à être absorbé par des pensées de la plus haute importance tout en cherchant à trouver la meilleure place, celle qui permettrait d'entrer dans un wagon bondé. Pardon ! Pardon ! Vu du sol, la scène qui se joue ne manque pas d'intérêt. Une armée de chaussures en mouvement. Un ballet de petits pas. Un haut talon verni qui écrase une ballerine en cuir. Une pantoufle de vair outragée. Un mocassin en daim qui échappe douloureusement à la pression d'une botte multicolore. Il y en a de toutes les formes, de toutes les marques, des bien entretenues, des négligées, des chaussures de ville, des chaussures de sport, des chaussures à la mode, d'autres démodées, des neuves, des usées, des chaussures strictes, sévères, sérieuses, fantaisistes ou improbables.
J'ai posé un genou sur le bitume crasseux pour lacer mes baskets. Les lacets en nylon, ça ne vaut rien. Je sens la pression de la foule contre moi. On cherche à m'écraser les doigts ; on m'évite en maugréant. Je vais pour achever une boucle quand quelqu'un trébuche sur ma jambe et s'écroule sur mon dos en jurant ; ma bouche heurte instantanément le sol et une douleur insupportable se propage à travers tout mon corps. J'ai au moins deux dents de cassées ! Je ne m'apitoie cependant pas sur mon sort afin de ne pas être piétiné par la foule. Je lève la tête. Mon agresseur est une femme d'une trentaine d'année, les cheveux coupés au carré sur un visage ovale. Elle feint de ne pas me voir. Soupire. De grands yeux vert émeraude. Une bouche fine et mélancolique. Elle tient un sac Gucci. Je saigne un peu.
- Ne vous inquiétez pas, ce n'est rien !
Mais je parle dans le vide. Elle a déjà tourné les talons. Le pan de son manteau de luxe m'envoie une rafale de vent à la figure. A quoi est-ce que je jouais aussi ? Qu'est-ce que je fichais à genoux à une heure de pointe sur un quai noir de monde ? Ce n'était peut-être pas très malin, c'était la faute de ces lacets en nylon et ce n'était pas une raison pour me traiter de la sorte. Pour m'ignorer. Au moins deux dents de cassées ! Un instant j'eus envie de me dresser d'un bond, de me jeter sur elle, de lui enfoncer mon cran d'arrêt dans le corps et de la pousser sur la voie ! Un mouvement de panique aurait envahi la station République. Une clameur horrifiée se serait élevée sous la voûte carrelée. Des cris de terreur bientôt couverts par le grondement assourdissant de la rame survenant du tunnel, puis par le crissement métallique des freins sur les rails. Le choc sourd, le corps broyé, la chair et le sang jaillissant d'un bout à l'autre du quai, éclaboussant les visages hagards, chacun comprenant instantanément que le trafic allait être interrompu pour une durée indéterminée, que les pompiers allaient devoir se frayer un passage, que les policiers allaient poser des questions auxquelles il serait impossible de répondre, personne n'ayant rien vu ni entendu. Pourquoi chercher à comprendre, le Parisien donnera toutes les précisions demain. Tout le monde aurait l'œil rivé à sa montre. Combien de temps à attendre jusqu'à la fin de l'incident ? Combien de minutes de retard ? A-t-on idée de se jeter sous les roues du métro ! Quel égoïsme ! Encore un camé !
Les phares du métro balayent le couloir de la ligne 3. Il arrive enfin. Je me dépêche de finir la boucle de mes lacets, me lève vivement. La femme n'est qu'à quelques mètres. Elle marche avec détermination vers la ligne blanche tandis que la rame fait irruption sur le quai dans un fracas assourdissant. Je la rejoins discrètement, trouvant un passage à travers la foule. Je ne suis plus qu'à quelques pas. Je peux presque sentir le parfum de ses cheveux. La rame s'immobilise. La sonnerie retentit ; les portes s'ouvrent laissant échapper une marée humaine.
Elle cherche à forcer le passage mais doit se mettre sur le côté et reculer un peu pour laisser s'échapper le flot ininterrompu des voyageurs. Je me tiens juste derrière elle. Pour un peu, on pourrait croire que nous sommes ensemble. Son visage se reflète dans la glace du wagon. Vraiment, une très belle femme. Son regard fixe obstinément le vide. Je passe machinalement la main sur la poche arrière de mon jean au travers de laquelle je peux sentir le manche du cran d'arrêt. Un coup sec à la racine du dos. Pas forcément pour la tuer. Pour la paralyser.
Au moment où elle s'apprêtait à monter, je la doublai, grimpai dans le wagon, fit volte-face, lui bloquant le passage. Je plongeai mon regard dans ses yeux tout en esquissant un sourire narquois, mais elle ne me voyait toujours pas. Les voyageurs se tassaient dans le wagon. Elle fit un pas de côté pour m'éviter et entrer. J'attrapai ses poignets. Elle ouvrit la bouche mais resta muette de stupeur. La sonnerie retentit.
- Poussez-vous donc ! Poussez-vous !
Quelle voix ! Ses yeux me lançaient des éclairs de haine. Ses seins se tendaient d'indignation et de rage. Elle était vraiment très belle et la colère la rendait plus belle encore. Elle essaya de se dégager. Je serrai un peu plus fort et la repoussai brusquement comme les portes se fermaient.
Le métro s'ébranle. Je fais un petit signe de la main. Le sang avait coagulé. Elle court sur le quai, hurle au conducteur d'arrêter sa machine. Elle donne des coups de poing contre la vitre. Ses yeux plongent dans les miens. Je soutiens son regard. La rame s'enfonce dans le tunnel. J'ouvre le porte-cartes subtilisé dans son sac Gucci et en retire le permis de conduire. La photo est de très bonne qualité. Probablement prise par un professionnel. Elle s'appelle Marianne. Je suis en train de tomber amoureux. Elle habite dans le quinzième. Je vais l'attendre à la station Quatre Septembre pour lui rendre ses affaires. Plus jamais elle ne me snobera.


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12 janvier 2009 1 12 /01 /janvier /2009 00:00

Texte d'Yves-Ferdinand Bouvier


Il est instructif de constater à quel point un abribus peut ressembler à un confessionnal : c'est trop étroit pour qu'on s'y sente à l'aise, et, si ça protège de la pluie et de la neige, ça ne met pas à l'abri des courants d'air ni du froid. Cependant le confessionnal présente le notable avantage qu'on y est seul dans son compartiment comme dans un isoloir, alors que l'abribus nous expose à la promiscuité la plus étonnante ; la seconde différence tendant à démontrer la supériorité du confessionnal est que rien n'oblige à y entrer, sinon la peur inutile de la punition, alors qu'il est difficile d'éviter l'usage de l'abribus lorsqu'on est à pied et que le but est lointain, ou bien qu'il pleut trop fort pour y parvenir sans nager.
Voilà ce à quoi je pense en ce dimanche météorologiquement funeste que je consume, en compagnie d'une poignée d'inconnus, à espérer un autobus qui se fait désirer. Au bout d'une demi-heure d'attente, nous avons déjà fini de nous dévisager dans le détail de nos apparences - alors, au bout d'une heure, n'en pouvant plus de se retenir de parler, un monsieur d'un certain âge s'exclame, la tête branlante de scandale à moitié contenu :
- On voit bien que c'est un arrêt négligé, l'arrêt public !
Il cesse aussitôt de branler la tête pour se frotter les mains du bonheur de sortir de sa solitude épaisse, car un jeune homme lui répond avec l'enthousiasme débordant de son âge, en désignant du doigt la guitare qu'il transporte dans une housse à bandoulière :
- Moi je m'en fous assez, du moment que l'art est public !
Puis, après une pause bien méritée, malgré le silence d'or qui entoure sa réplique, il ajoute avec un large sourire qui lui décolle les oreilles :
- De toute manière, je suis autonome comme la régie des transports, puisque j'ai l'art et l'public !
Et son grand sourire de se décomposer en mille petits éclats de rire... Amusé par son amusement, je crois bon d'ajouter sur un ton faussement grave :
- En somme, si le gouvernement s'occupait sérieusement des transports, ça roulerait pour les artistes comme pour le public !
Je ne saurai pas si le jeune homme goûte mon humour, car le monsieur âgé répond du tac au tac, preuve qu'il n'a pas l'intérieur de la tête aussi décati que l'extérieur :
- Au fond, tout ça prouve bien que le public n'est pas souvent sur la scène, mais que les artistes sont souvent dans le public !
Cette fois encore, le jeune homme est pris de vitesse par l'intervention d'une femme entre deux âges, moulée comme une murène dans un fourreau entre-deux-mers, qui s'exclame avec un naturel de patron-pêcheur :
- Confidence pour confidence, attendre debout, ça ne me change guère de mon métier !
Nous avons tous saisi l'anguille sous la roche, jeunes et moins jeunes pour une fois solidaires - mais, comme nous n'en laissons rien paraître, parce qu'aucun de nous ne sait quoi répondre à l'évidence nue, la femme croit devoir ajouter, avec l'œil luisant d'une friture d'éperlans :
- Eh oui, mes beaux messieurs ! En vérité je vous le dis, j'ai la raie publique : faites-en bon usage !
Par chance, son rire houleux est noyé dans le vrombissement du moteur de l'autobus qui arrive enfin... En dessus du pare-brise, je lis avec un soulagement mêlé d'appréhension le nom de ma destination : République - et je m'embarque avec la confiance reconquise vers mon but qui, le temps d'une discussion entre inconnus, m'a paru si lointain que je pensais ne jamais pouvoir l'atteindre. Je vais alors m'asseoir dans un coin, seul avec mes pensées fraîchement aérées, ainsi que le font les trois inconnus aux autres coins de l'autobus, en sorte d'être sûrs que personne ne succombera plus à la tentation de se parler encore, ni d'art ni d'arrêt ni de raie d'aucune espèce, ni privés ni publics.

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5 janvier 2009 1 05 /01 /janvier /2009 00:00

Texte de Frédéric Fabbri


Aujourd'hui est un jour faste. J'ai là en ma possession un crayon et un carnet de feuilles quadrillées, avec interlignes gras. Je trace un grand trait sur la première page, coup d'essai après des semaines d'abstinence de contact. Ce premier mot sera un signe, il sera écrit, une ligne, profonde, d'un noir humide, j'aime ce genre de crayon, les crayons sont de nos jours de plus en plus secs, cassants, fins, ils prennent de multiples formes, mais ne sont plus des crayons en tant que tel, parfois objets publicitaires parfois, j'ai beau chercher, je ne vois pas. J'ai à peine plus de trente ans et je n'ai plus touché un vrai crayon depuis mon école secondaire. Ils arborent des noms de nombreuses agences immobilières à ceux de particuliers excentriques, narcissiques ou simplement réconfortés de pouvoir distribuer leur nom, ne pas être simplement résumé à un maillon qu'est cette grosse machine sorte de faucheuse/mangeuse d'âmes, mon crayon me démarque de mon nom de famille « livret de famille », de mon numéro d'immatriculation santé ou de mon adresse IP, je suis. Je ne suis pas simplement une travailleuse, fourmi exemplaire de la République.
Cette rayure sur cette page est parfaite, longue, incurvée, esthétique, elle brise surtout un silence, un silence dont je n'arrive qu'à peine à entrevoir une sortie.
On a posé sur une table ces deux objets, et je le regarde lui, crayon, l'être le plus animé que j'ai pu entrevoir depuis longtemps, bien plus animé que moi en tout cas. Il est plus empli de désir, celui de s'étendre sur cette page que n'importe lequel de mes propres désirs, désirs fourvoyés, acheminés dans ma tête de l'extérieur.
République (Res Republica)
Je me suis réveillé ce jour-là d'une de ces habituelles siestes que j'ai pris l'habitude de prendre pendant ma pause repas. 12h-14h grand moment de solitude isolé partagé par des milliers de petits soldats du grand édifice social. J'habite dans une de ces cages à lapin, un de ces appartements où chaque étage est l'identique du voisin, où une vue d'une tranche de l'immeuble donne la triste sensation de n'être (..) rien. Où un carottage nous définirait comme géologiquement identiques. Je ne sais pas si je fais la même chose que mon voisin ou si lui fait la même chose que moi, mais on est simplement pathétiquement une particule de cet ensemble.
Je mange donc un sandwich sous cello en regardant les infos, comme mon voisin, et il est avancé en filigrane tout du long l'idée de la République, et du bon républicain.
République (Res Republica).
Je me couche pour ma sieste quotidienne en compagnie de mon fils, charmant nouveau-né qui me fait me sentir plus vivant, mais ce jour-là mes yeux ne peuvent quitter ce visage innocent, combien de temps sera t'il mien, la télé, l'école, les camarades de classe, les jeux, la rue, la République de Platon me prend mon enfant, j'en suis tout à coup conscient. Une peur m'envahit. Que lui ai je fait ?
République (Res Republica)
Je sors de mon appartement, je ne sais même pas si ma femme le remarque, sa pause n'est que d'une heure, et entre fourmis travailleuses on n'a de contact que notre labeur terminé.
Je fonce vers mon boulot, bifurque devant le palais de justice « Liberté, Egalité Fraternité », un écriteau indique qu'il y eut ici même un monastère naguère. L'inquisition vers une annihilation a pris le pas sur celui de la foi.
Je me penche sur le sol, frotte mon visage sur le gravier une fois pour la Liberté, une autre fois pour l'Egalité et une dernière sur un sol rouge pour la Fraternité. Des mains m'enserrent, je vois passer des robes d'avocats narguant mon existence, des uniformes bleus et des flashs.

Maintenant je suis là, dans cette chambre à dangers écartés : murs capitonnés, vêtements à maille serrée, on m'a parlé des heures durant. J'ai eu ce crayon parce qu'en plus de refuser de parler, j'ai surtout refusé d'écouter, et c'est encore plus grave pour eux. Quand j'ai su que j'avais perdu mon fils, j'ai su que je pouvais me perdre.
J'ai oublié le temps, même si je devine que le changement d'heure n'a pas encore eu lieu, ils quittent leurs rondes et la lumière du soleil traverse encore les carreaux de plexi. Le mois de juillet est terminé je pense. Juillet, une victoire sur la République de Julius Cassius.
République (Res Republica).

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29 décembre 2008 1 29 /12 /décembre /2008 16:19

texte de Myriam El Ayadi


Quoi de plus privé que votre corps? Et pourtant, moi, j'en ai fait un objet public. Les hommes viennent y déverser leur trop plein ou parfois plutôt essayer d'y combler un vide. Une sorte d'abîme pour certains, une sorte de réservoir pour d'autres. Allez comprendre. Et pour moi? Ce n'est plus rien. Ma raie est devenue publique et moi je me suis faite pudique, absente, effacée. Oh, je ne me plains pas; je ne vis pas écrasée sous le poids de ces déjections informes et sans nom, je ne mens pas trop pleine de ces bouts de rebus bêtement barrés là avec abus; non, je suis au delà, au-dessus, ailleurs. Ce monde ci ne me dit guère. J'ai laissé la société et notre chère République à ceux qui croient que la pensée nous est donnée à dessein. Non, moi, j'ai pris l'arrêt final, l'arrêt public de ce train que nous prenons tous sans savoir où il nous mène. Je suis descendue et depuis j'erre, sans but, sans plan ni projet. Je m'évade dans mes rêves et n'en reviens jamais même quand ils me secouent, même sous leurs crocs parfois trop acérés. Et croyez-moi c'est tout un art que de savoir rester en dehors, n'être d'aucun camp. Et pourtant me direz-vous l'art est public, il est foule et donc ma passion doit être partagée. Mais je ne puis le voir parce que les brumes m'envahissent et me brouillent la vue. Tous ne sont que formes informes et floues se mouvant avec hâte vers un havre où l'ennui ne sera pas. Pascal avait tort. Ou bien je ne suis pas humaine.

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22 décembre 2008 1 22 /12 /décembre /2008 00:00

texte des Mutants Anachroniques


Une journée comme les autres... Sauf la lumière du soleil, qui lui a semblé tout à l'heure plus aveuglante qu'à l'accoutumée... Désormais la nuit approche. Un fort vent s'est levé, entravant sa marche.
Un tramway la frôle, un passant la bouscule, elle entre dans une église, persuadée d'être invisible. Les anges dégringolent de la voûte sur elle, à moins qu'elle ne s'élève, aspirée. Elle titube, s'appuie aux stucs : pas même une matière froide... Il devrait bien faire froid...!? Etrangère.

"Etranger en terre étrangère" : des mots qu'elle a lu dans son dictionnaire d'anglais, tirés de la Bible peut-être : des mots qui font froid.

Avec ses sourcils touffus, son teint mat d'Ouzbek - mat, pas foncé : ceux qui se sont une fois pour toutes intitulés "blancs" ont surtout des peaux qui, au premier coup de sang, deviennent rosées, luisantes, à l'image de ces angelots que les Italiens appellent putti -, elle doute d'avoir sa place au Paradis baroque, ou n'importe où.
Un garçon manqué, la frange coupée très court. De jolies fesses moulées dans un jean serré, qu'on remarque quand elle danse, ce qui ne lui est pas arrivé depuis un an. Elle aime danser. Une Américaine qu'elle a rencontrée l'autre jour près du pont Charles doit l'appeler pour aller danser.

De retour dans la rue. Aux fenêtres d'antiques maisons barbouillées d'enduis frais des coquelicots ricanent.
Elle presse le pas, cherche un ami.

L'imprimé posé près de la tasse, une tache de crème, le tampon officiel...
« Alors c'est comme ça ? C'est chacun pour soi ? »
L'ami détourne la tête :
« Désolé. »

Chaque porte fermée, chaque fenêtre obscure lui crie : « Va-t'en ! »
Elle passe devant la vieille gare. Peut-être se trouvera-t-il là quelqu'un susceptible de l'aider - Making movies on location (Don't you want to be a Model ? Whats is papers ? Papers is nothing, you no need to worry about nothing-), et après tout elle n'est pas non plus née de la dernière pluie (You know him and he knows me, I will keep good care of you-). Néanmoins elle ne s'arrête pas.

Elle revoit ce jour où il a tant plu. Andreï a attrapé froid. La marchandise a beaucoup souffert. La femme d'Andreï pleure et, tout reniflant lui-même, celui-ci ne parvient pas à l'apaiser.
C'est plus dur pour Andreï parce qu'à l'origine, c'étaient ses tableaux qu'il vendait sur le stand. Il transporte encore partout ce portfolio avec les dates des expositions auxquelles il a participé, à Kiev mais aussi une fois à Copenhague.
Même d'être blond aux yeux bleus ne leur rend pas la vie plus facile, à lui comme à son pote Igor - celui qui ressemble au Mychkine de Dostoïevski, sauf que, pas de bol, il déteste Dostoïevski. L'autre soir quatre Tchèques pétés à la bière ont commencé à les insulter. Peut-être, parce qu'ils parlent russe, continue-t-on ici de les voir comme des genres de tankistes envoyés du Pacte de Varsovie.
Le sourire d'Igor, soudain figé. Ce sourire en apparence invincible. Comme il aime les garçons il ne retournera jamais en Ukraine, c'est sûr. Il espère partir en Suède rejoindre ce type dont Ljuba a oublié le nom.

Elle se souvient du temps passé à compter la recette de la journée dans le petit café en bas des marches, que fréquentent la plupart des vendeurs de souvenirs, immigrés ou pas, installés aux abords du Hradcany. Et puis il y a le chien... toujours elle parle au chien, pour le faire tenir tranquille.
Elle ne se souvient plus vraiment de Kiev, où elle vivait elle aussi en dépit de ses origines ouzbèks. Le présent a tout avalé.

Une fois encore elle prend le chemin des escaliers du château. Difficile à expliquer, mais c'est comme ça : du travail, il en reste tant et plus à faire même quand, la messe étant dite, il n'y a de fait plus rien à faire.

C'est toute l'histoire de sa vie.



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15 décembre 2008 1 15 /12 /décembre /2008 08:45

Texte d'Yves-Ferdinand Bouvier


Et voilà qu'on proclame la Sixième ! Il fallait s'y attendre, depuis le temps qu'on parlait de changement... et cette fois, ça y est, il a ébranlé les plus vifs comme les moins mobiles, il n'y a plus aucun moyen de lui échapper ! Bien sûr, on ne brûle plus les opposants au pouvoir sur la place publique, mais on les aide à se consumer à petit feu : ça procure davantage de plaisir à ceux qui craquent les allumettes, paraît-il.
Tenez, pas plus tard qu'hier, monsieur Anselme, le locataire du galetas, qui est écrivain et qui vit seul avec sa misère, a reçu un avertissement ! Et les deux policiers qui sont venus le lui donner ne plaisantaient pas, je peux vous l'assurer : c'est moi qui ai passé la pommade sur les tuméfactions du pauvre homme... Tout ça parce qu'il avait osé publier un poème sur la rose dans un magazine de jardinage ! C'est sûr, avec les nouvelles directives de protection de la pensée personnelle, il va lui être encore plus difficile qu'avant de gagner sa vie - et, comme il l'a si justement formulé, la Sixième sera un régime friqué pour les riches et fliqué pour les pauvres.

Mais le métier d'écrivain n'est pas la seule profession dont la liberté d'exercice est menacée par notre nouvelle Constitution : madame Andrée, qui habite l'entresol, si commode pour ses activités professionnelles grâce à son entrée indépendante par le balcon, a eu droit elle aussi à l'avertissement des policiers... Déjà que, depuis quelques années, elle avait perdu le droit de travailler en plein air, voilà qu'on lui interdit à présent de travailler à domicile !
C'est bien sûr la fameuse question de la traçabilité sanitaire, amplement défendue par les magistrats au cours des derniers mois, qui sert de couverture au spectre du puritanisme ; mais quand je me remémore le nombre de clients qui défilaient jour et nuit sous le balcon de l'entresol, je me dis qu'il y a de l'hypocrisie dans l'air, c'est mathématique ! En tout cas, les messieurs devront songer à se débrouiller autrement, car les policiers ont mis madame Andrée hors-service pour un bon bout de temps - ils sont venus à quinze, et ils ont pleinement exercé leur droit de brutalité nouvellement inscrit dans notre Constitution : les cris étaient si perçants que même monsieur Anton, qui a fait le Viêt-Nam et qui est devenu sourd pour avoir assisté de trop près à l'explosion d'une grenade, est descendu de son cinquième étage ! Dire qu'il était prêt à enfoncer la porte de l'entresol pour secourir l'infortunée ! Mais je l'ai informé que la police était déjà sur les lieux : alors il est remonté vers son cinquième étage, et moi je suis retourné dans ma loge en retenant mes larmes... Ce n'est que plus tard, après le départ des policiers, que je suis revenu chez madame Andrée pour lui donner la fin du tube de pommade de monsieur Anselme - mais, à cause de la géographie de ses intumescences, je l'ai laissée se la passer elle-même.
Maintenant, moi aussi j'ai peur. Peur que le Chef Suprême de la Sixième m'empêche de faire mon métier. Peur que la police vienne demain dans ma loge m'avertir que les gardiens d'immeuble sont les ennemis du pouvoir, parce qu'en centralisant les bavardages des locataires ils font fermenter le terreau sur lequel se fomentent les révolutions.
Alors je suis allé consulter mademoiselle Zelda, la locataire du premier, qui est voyante et qui possède une boule en vrai cristal dans laquelle elle voit le futur avec une certitude qui l'effraie elle-même. Nous avons d'abord parlé de la Sixième et de son Chef Suprême, Salocin - à voix très basse, par crainte que des policiers tapis dans l'ombre de l'escalier ne nous entendent. Je n'avais jamais vu mademoiselle Zelda dans un tel état : elle tremblait toute, de la tête aux pieds - elle tremblait toute, parce qu'elle savait : le Six, comme il est écrit dans l'Apocalypse, est le chiffre de l'Antéchrist ; et le S de Salocin est l'initiale de Satan ; ainsi, il y aurait de plus en plus de policiers, on pourrait de moins en moins faire de choses, et on se retrouverait tous en enfer.
Nous avons encore baissé la voix d'un ton. Maintenant, nous avions l'impression que les policiers n'étaient plus dans l'escalier, mais derrière la porte, l'oreille collée contre le bois du panneau, et puis aussi dans le placard de la cuisine, immobiles et raides comme des manches à balai - et derrière le rideau du bain, prêts à nous figer le sang comme une douche froide. Je n'osais plus demander ce que j'étais venu demander. J'allais prendre congé de mademoiselle Zelda sans lui en parler, mais c'est elle qui m'a glissé à l'oreille une question sur l'objet de ma visite : je lui ai donc avoué que je m'inquiétais de savoir si je pourrais continuer à exercer librement mon métier. Dans le plus grand des silences, elle m'a invité d'un geste sobre à me rasseoir, s'est concentrée sur sa boule de cristal qui s'est mise à scintiller comme une étoile naissante dans la pénombre - puis, après avoir rougi sous l'effort de la concentration, elle a murmuré d'une voix pâle :
- Non, vous n'allez plus exercer votre métier. Je vous vois prenant votre retraite à la campagne.
Ma retraite, bon sang ! J'avais oublié qu'elle me pendait au nez comme la pomme au pommier... quelle bonne nouvelle dans la cacade publique ! Je vais donc faire mes valises et partir à la campagne, là où les policiers ne vont pas parce qu'ils n'y trouvent pas assez de matière première pour exercer leur droit de brutalité : du moment que je ne les aurai plus dans les pattes toute la journée, la Sixième ne m'empêchera pas de me préparer à mourir en paix.

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8 décembre 2008 1 08 /12 /décembre /2008 00:00
texte de Romain Protat

Ça y était, tout Paris (1) bruissait de la rumeur : « on » avait publié une critique de mon dernier roman. Presque six mois avant la date prévue de sa sortie. Ce roman, tout le monde l'attendait. Ce n'était pas de la hâblerie que d'en être conscient. Il en va de certains auteurs comme de criminels en liberté : leurs dernières œuvres sont attendues. Je suis de ceux là. Mais j'avais été victime d'un tireur embusqué, de cet échappé du corps franc de la République des Lettres, blogueur célèbre mais aussi indélicat qu'anonyme. Blogueur, je déteste ce mot. Barbarisme écorchant les oreilles de n'importe quel francophile. Jusqu'à quand encore ? Les Immortels n'allaient pas résister longtemps à « l'usage », cette sacro-sainte règle qui régit la consécration des mots et leur entrée dans le dictionnaire. Les Immortels ne sont pas contre cette règle. La plupart d'entre eux, à moins d'une percée majeure dans la médecine, ont l'assurance de ne pas survivre assez longtemps pour prendre la responsabilité de leurs actes. Je ne suis pas contre non plus. Je prône d'ailleurs l'application stricte de la règle dite de « l'usage » dans la Morale. Que toutes les conduites « en usage » fassent une entrée fracassante dans l'Éthique et j'aurais le sentiment du devoir accompli. Quand mes propres perversions ne seront plus que des us et coutumes, j'aurais l'impression d'avoir fait avancer la société, de même que le geôlier fait avancer le condamné, sans jamais avoir à se préoccuper de ce qu'il se passe une fois qu'il l'a mené jusqu'au bourreau. Mais passons. Dans le cas présent, blogueur est un mot ne servant qu'à qualifier un échotier anonyme au service de sa propre gloire. Celui-ci était spécialisé dans la description des remugles du landerneau littéraire. Soucieux de dénoncer les intrigues et les vengeances matricides agitant la République de Lettres, il avait nommé son blog (comment ne pas être gêné par la sonorité vomitive de ce mot ?) « la République d'Electre ». Très bien informé, c'était un agent double. La 5ème colonne du reste du monde. C'était l'un d'entre nous, il ne pouvait en être autrement. Il savait trop de choses pour être extérieur au sérail. Tout le monde en était conscient, le détestait et l'enviait pour sa liberté, sa lâcheté, son arrogance, ses bons mots et son absence totale de décence, et surtout sa manière de dépeindre les conflits qui nous agitaient, ces guerres qui avaient d'intestines autant le nom que l'odeur. Il se présentait comme un Robin des Bois de la gloire littéraire, dépouillant les riches pour distribuer aux pauvres, redresseur de tort bien décidé à être la voix de la vérité dans notre régime autoproclamé et signait ses papiers Fantomas ou Arsène Lupin, selon son humeur. Il n'était qu'un bouffon, le fou de la Reine, et n'en était pas dupe. Car pour dire vrai, la République des Lettres n'a rien d'une république. C'est une cour. Elle a ses salons où l'on cause, ses secrets d'alcôve, ses chapelles et cette odeur caractéristique d'Ancien Régime, ces relents de poudre, de vieille perruque sale, de vinaigre et d'encens capiteux qui cherchent à dissimuler les exhalaisons des corps dévorés par des mouches de taffetas celant les cicatrices de vérole. Son monarque en est la courtisane invisible et moribonde qu'on nomme La Littérature, vieille catin précieuse et fardée, percluse de maladies vénériennes à force d'être cette chose publique consentant à tous les viols, vestale tartuffe qui aime qu'on lui crache au visage pour mieux lui rendre hommage dès qu'elle a la croupe tournée. Il n'a jamais été commis autant d'ignominies au nom de la Religion, de l'Amour, de l'Honneur, de la Race ou du Plaisir qu'il en a été en celui de la Littérature, Hélène non plus de Troie mais détruite. Toutes les bassesses sont permises sous son haut patronage. Et comme toutes les Majestés de droit déessique (2), ses caudataires n'aiment rien de mieux que d'observer sa merde du matin, aruspices a posteriori des excréments matutinaux de la Très Sainte Pute. Mon prochain roman était l'une de ses excrétions. Elle serait disséquée, sa forme, sa couleur et sa densité en serait analysées, et l'on en déduirait l'état de santé de la Littérature à travers ma propre « production ». Ne vous méprenez pas, être un organe excréteur de l'Impératrice me convient très bien. J'en tire des avantages conséquents. Les vieillards libidineux comme moi font des serviteurs dociles, faciles à contenter. La chair fraîche rend les ogres serviles et zélateurs. Cette fois cependant, j'étais une victime. Personne ne savait comment il avait pu se procurer mon manuscrit. Pour ma part, je me suis refusé à tout commentaire. La nature ayant horreur du vide, mon silence embrasa les salons où l'on cause. Mon roman parlait de l'accession fictive au pouvoir d'un petit caporal corse lors de la dernière élection présidentielle. Une œuvre de pure fiction. Une uchronie politique mettant en scène un être mû par une rage sourde et sa rencontre avec le peuple ; et l'adéquation totale entre lui et l'ensemble de la nation qui s'ensuit. À travers son portrait, c'était celui du pays que je dressais. Sous la forme d'un journal de guerre j'expliquais pourquoi en tant qu'incarnation du peuple, Messie-concrétion, Franc(ais)e urbi et orbi, il n'y avait d'autre alternative que le Gypaète prenne une Gaulle consentante « à la hussarde » et l'engrosse avec des idées de grandeur. L'avis du blogueur concernant mon roman était mitigé. J'avais toujours été un de ses sujets de prédilection. Il alternait bénédictions et anathèmes à mon égard, me reconnaissant certains défauts et fustigeant mes qualités. Il dénonçait mon insupportable et caractéristique usage des notes et renvois en bas de page (3), mes digressions incessantes, mon style convenu, saluait parfois mon imagination et mon habileté. Des banalités en somme, le service minimum de la critique littéraire, à peu près aussi intéressant qu'une correction de copie de français par un prof de sixième. Tout cela sentait la note hargneuse au Bic rouge entre deux réunions syndicales et le tabac à pipe froid. Et ce qui devait arriver arriva : certains, qui affirmaient connaître l'identité secrète de l'anonyme, commencèrent à assurer avoir eu accès à l'intégralité du texte. D'autres se contentaient de dire qu'une personne très proche leur en avait fait un compte rendu. Tout portait à croire que le rédacteur de la République d'Electre n'avait pas su garder l'exclusivité de mon roman. C'est à partir de ce moment que je pus réellement bénéficier d'une critique constructive. Tous mes coreligionnaires avaient un avis. Sur mon génie déclinant ou sur ce qu'il me restait dans le ventre  (4). Sur ce que j'avais été, étais ou serai peut-être encore dans un paysage littéraire qui ressemblait de plus en plus à un champ de coton entretenu par des esclaves disciplinés et de moins en moins à un champ de bataille. Rapidement les camps se formèrent, mes partisans défendant la forteresse que j'étais devenu contre les assauts de mes détracteurs. Anicroche de fosses sceptiques qui s'imaginait guerre de tranchées. Assis dans un Chesterfield confortable, prenant la posture de l'auteur blessé par cette intrusion dans son œuvre, je laissais la rumeur remonter jusqu'à moi comme un saumon qui vient frayer. Ce ne fut finalement qu'une blitzkrieg. Un événement en chassant un autre, cela ne dura pas longtemps. Je ne fus plus le centre de l'attention à compter du moment où une association familiale porta plainte contre un jeune auteur décrivant avec force détails des orgies pédo-nécrophiles dans son dernier opus (83 pages, écrit gros). Un nouveau coup venait de modifier la face de l'échiquier, les pions prenaient de nouvelles positions. J'allais pouvoir réintégrer le Monde. Dorénavant je savais de quoi parlait mon livre. J'en connaissais les qualités et les défauts. Il ne me restait plus qu'à l'écrire. Ou à le faire écrire, selon mon humeur. J'avais six mois pour aller au-delà de la pseudo-critique que j'avais anonymement mise en ligne par le biais de mon alter ego obscur, mon personnage de blogueur initié, et amener ce manuscrit que tout le monde avait déjà lu dans les bureaux de mon éditeur.

Rue Bonaparte, en plein cœur de Paris.



1 - Note à l'attention de ceux qui ne connaîtraient pas (il paraît qu'il y en a, ceux qu'on appelle les lecteurs, ceux qui n'écrivent pas, les autres) : Paris est une ville située entre le boulevard Montparnasse au sud et la Seine au nord. Elle est parfois appelée « le 6ème arrondissement » par l'administration des Postes ou encore « Saint-Germain des Prés » par les touristes. Paris peut cependant se situer à Marrakech ou dans le Lubéron à certaines périodes de l'année.
2 - Déessique n'est pas un barbarisme, c'est un néologisme. Contrairement à vous, je ne commets pas de barbarisme. Moi, je crée des néologismes. Pour la simple raison que je suis du bon côté de la licence, qu'il s'agisse de la licence poétique ou de la licence des mœurs.
3 - Selon lui, cette fâcheuse habitude traduisait mon incapacité chronique à structurer correctement ma pensée et mon discours (c'était, toujours sous sa plume, presque aussi insupportable que mon abus des parenthèses).
4 - L'image parle d'elle-même : que nous reste-t-il dans le ventre au final si ce n'est de la merde ?

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